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Gobelet Gigogne

Une fois qu’un problème d’usage est isolé comme en étant un fondamentalement juste (subjectivement par rapport aux enjeux contemporains acceptés par le designer), il faut lui chercher une solution équitable, qui est en adéquation avec ce problème et les enjeux qu’il soulève.
Cette démarche n’est pas toujours celle de l’industrie, qui peut très souvent produire des objets dénués de fonctions nécessaires ou qui ont simplement des défauts importants issus de certaines logiques économiques. Cependant, de multiples autres exemples peuvent contredire cette remarque amère sur notre société de consommation contemporaine. C’est le cas de l’entreprise Duralex, et plus particulièrement de ses produits-phares comme le gobelet Gigogne, le verre Picardie ou le verre Unie.
Ce qui m’intéresse ici, c’est la posture industrielle qui met au cœur de ses problématiques la durabilité du produit, pour servir un usage précis au mieux. Comment ces produits vieux de plus soixante-dix ans (pour le Gigogne) sont encore la marque d’une volonté d’efficacité et de qualité matérielle que la plupart croient manquante aux designs industriels aujourd’hui ? Je vais  m’intéresser spécifiquement au gobelet Gigogne par simple choix subjectif et affectif.

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6. Mise en situation de gobelets gigogne Duralex. (Crédit Duralex.com)

Objet :
Date :
Matériaux :
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Concepteur :


Pays :
Fabricant/éditeur :
Exemplaires vendus :
Lieu d’exposition :


Prix :

Gobelet
1946
Verre trempé duralex
69mm diamètre, 71mm hauteur, 121g, contenance16cl
Duralex
France
Duralex
-
-
6.5€ le lot de 6


 

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«Le designer industriel commença par éliminer le surplus d’ornement, mais son vrai travail débuta lorsqu’il sentit le besoin de disséquer le produit et de chercher des solutions pour améliorer son fonctionnement - ne songeant que plus tard à l’embellir. Le designer n’oublie jamais que la beauté n’est qu’une affaire épidermique.»

Henry Dreyfuss, «Designing for people» cité par Victor Papanek, dans Design for the real world en1971. (Mercure de France. Paris, édition française, Design pour un monde réel,1974, traduction R.Louit et N.Josset.)

Que ce soit le Gigogne ou le Picardie, ces verres ont marqué une partie de l’histoire française et aujourd’hui celle de beaucoup de pays où ces produits sont exportés. Ce succès industriel, marqué par les tempêtes économiques (qui perdurent encore aujourd’hui) est le fruit d’un seul et unique procédé, créé par l’entreprise verrière Saint-Gobain en 1930 : la trempe du verre.
Le verre trempé est aujourd’hui un matériau essentiel dans beaucoup de domaines comme l’automobile, pour lequel il fut originellement développé. C’est en 1945 que la marque Duralex est déposée pour protéger la matière que l’entreprise fabrique. Mélange de silice, de calcaire et de soude, le verre trempé Duralex a permis à de nombreux foyers, cantines et restaurants à travers le monde de s’équiper durablement pour un coût réduit. L’usine, implantée depuis sa création dans le Loiret, a au fil des années évolué dans le seul but d’optimiser la production autour de la matière qu’elle produit en continu. Les objets ainsi créés sont réputés «incassables», cependant en vérité, ils sont simplement 2.5 fois plus résistants qu’un verre classique. Cela tient à la trempe, qui refroidit au jet d’air les verres encore chauds (sortie du moule à 700°), abaissant la température de moitié  en une minute (jusqu’à 300°). Cela a pour conséquence de faire varier en surface la structure moléculaire du verre par rapport à son cœur. Cette réaction fait en sorte d’augmenter la résistance aux chocs, mais pas éternellement. Nous avons tous connu le son particulier de l’explosion d’un verre Duralex que l’on aurait trop torturé. La matière explose donc en morceaux cubiques, non coupants, contrairement à un verre classique qui se brise en lames tranchantes. Les objets sont donc résistants, durables, robustes et réduisent les dangers de blessures lorsqu’on les casse. Aucun autre matériau appliqué à la vaisselle ne peut prétendre avoir toutes ces capacités pour un coût égal. C’est là la première force des produits Duralex.
De plus, le processus qui rend si efficace la production ne tient pas qu’aux qualités physiques de la matière, mais aussi aux formes données aux objets. Je m’attache ici plus particulièrement à l’exemple du Gigogne, premier produit historique de la marque. Sa forme rondouillarde, plus large en haut qu’à la base permet un mécanisme de moulage simple et rapide à la sortie directe du four. Une goutte de verre en fusion est déposée dans les moules, puis des contre-moules viennent écraser le verre ce qui donne la forme finale au gobelet. La courbe simple du profil permet à ce procédé d’être rapide ; quelques dixièmes de seconde suffisent à former le verre. Une forme différente, par exemple pour un verre à pied, nécessite des types de moules plus complexes et donc plus coûteux et plus lents. Il faut ajouter, que le problème d’usage qu’est la préhension du verre gigogne, est résolu très simplement. En raison de sa forme ronde, de sa petite taille et de sa matière glissante, le verre est entouré de rainures qui facilitent sa préhension, sans risque que le verre échappe aux mains des usagers. Ceux-ci peuvent  aussi se servir de cette marque comme dosage, pour le vin de table notamment.
Aujourd’hui, la quasi-entièreté de la fabrication des objets Duralex est automatisée sur des chaînes de production en continu, ce qui n’était pas tout à fait le cas en 1945. Toutefois, sans les avancées industrielles fortes faites entre 1920 et l’après-guerre, le gobelet Gigogne n’aurait pas pu être produit en si grande quantité et n’aurait pas permis de repeupler les cuisines des familles sinistrées du territoire français.
Il va de soi que la posture industrielle de durabilité du produit, prise dès 1945, a fait en sorte d’ériger l’entreprise comme une marque sûre et économique. Le coût encore aujourd’hui faible de ces produits a fait des verres, assiettes, plats Duralex, des nécessaires pour chaque foyer.
C’est cette logique qui a fait en sorte que, par exemple, la plupart des éléments de vaisselle de mes grands-parents étaient des produits Duralex et notamment le gobelet Gigogne qui servait au vin de table, le midi notamment. Il est intéressant de noter qu’un retour de ce verre s’opère dans certains foyers aisés qui y voient une marque sociale et culturelle mettant en avant une forme d’éco-responsabilité visible. La longévité de ces verres leur permet d’être toujours présents dans les brocantes et vides greniers, ce qui lui ajoute subjectivement un caractère d’objet éternel et bon.
Une posture industrielle productiviste n’est pas toujours synonyme de faibles qualités et d’obsolescence programmée. Adopter cette posture peut être un moyen efficace de résoudre certains problèmes éco-politiques et une bonne méthode pour réfléchir sur la durabilité de nos produits et l’éphémérité de nos modes de vie. Ces objets démontrent qu’une industrie à la posture raisonnée, qui ne tombe pas dans un capitalisme extravagant, est possible. (Précisons tout de même que l’objectif de fond d’une entreprise comme Duralex est le profit : seulement la stratégie mise en place pour l’atteindre est bonne pour les consommateurs, car les produits qu’ils achètent durent et peuvent finir par peupler l’entièreté de leur cuisine pour un temps long.)
Pour finir, le Gigogne appartient à un genre tout particulier d’objets à la fois anonymes, anodins et très attachants, qui sont pour beaucoup de designers des objets-modèles. Ce sont d’ailleurs ces objets particuliers qu’ont mis à l’honneur Jasper Morrison et Naoto Fukasawa dans l’exposition «Super Normal» à la Axis Gallery à Tokyo en 2006. Parmi cette collection figure d’ailleurs un produit Duralex, descendant du gobelet gigogne, le verre Unie. Convaincu par la pensée minimale, les deux designers ont présenté dans un espace neutre une quantité d’objets aux designs anonymes et reconnus d’une bonne partie de la population à l’international. Une telle exposition nous interroge sur la nécessité de refaire et de créer de nouveaux objets aux fonctions déjà bien remplies par de multiples autres. Pourquoi refaire un verre lorsque le Gigogne ou le Unie semble déjà si efficace ?
Autrement dit, cela soulève la question du choix de l’insatisfaction que les designers s’attachent à résoudre. Sans forcément m’interroger sur les origines de ces multiples insatisfactions que les designs industriels prétendent résoudre, je peux raisonnablement penser que la majorité de celles-ci ne relève en fait que de simples caprices.


 

Il ne s’agit donc pas d’un objet qu’il faut prendre à la légère dans la conception d’un habitat et c’est sûrement cela qui explique pourquoi la poignée est un exercice que les architectes aiment résoudre par eux-mêmes. Ce fut notamment le cas dans la maison Wittgenstein de 1929 (img02.03) ; mais aussi dans beaucoup d’autres architectures que l’on qualifie historiquement par «Gesamtkunstwerk» , traduit de l’allemand au français par «œuvre d’art totale». Je m’interroge ici sur cette posture architecturale particulière : En quoi témoigne-t-elle d’une volonté de maîtrise de l’objet que je qualifierais de totalitaire ?
Historiquement, ce terme est daté du début du XIXe siècle, mais son application peut être retrouvée déjà dans les cathédrales gothiques et le mouvement baroque du XVIe siècle. Le principe de gesamtkunstwerk est de faire dans une seule œuvre la synthèse des arts picturaux, musicaux et théâtraux.
Le terme et ses sens vont évoluer, jusqu’à ce que l’architecture s’en empare pour définir certaines pratiques de conception globales naissantes après 1850. Le but est de faire, non pas la synthèse des arts, mais de faire celle de l’architecture, de l’art décoratif et du paysagisme. Cette synthèse architecturale a été mise en place tôt et on pourrait même dire que des palais et châteaux comme celui de Versailles, remplissent ces critères. Cependant, on note qu’à partir de la fin du XIXe, des architectes prémodernes vont s’atteler, sciemment et à dessein, à la conception d’œuvres architecturales totales comme la Glasgow School of Art, de Charles Rennie Mackintosh en 1899, ou encore la Maison Horta à Bruxelle de Victor Horta construite entre 1899 et 1901. J’ajouterai aussi que quelques années plus tôt à Vienne, fut construit le palais de la Sécession Viennoise de 1897, qui pourrait lui aussi être qualifié d’architecture Gesamtkunstwerk. Le début du XXe siècle et l’apparition de nouveaux mouvements décoratifs, comme l’Art Nouveau et ensuite la naissance des écoles allemandes, vont permettre la multiplication de constructions où l’architecte est maître de l’entièreté de la réalisation : objets, textiles, plafonds, services de table et poignées de portes.
La volonté de maîtrise totale et les méthodes mises en place pour y parvenir, sont une des marques de certains modernes qui, comme Le Corbusier ou Mies Van der Rohe, vont vouloir produire des lieux qui ne pourront échapper à leurs idées. Ces villas, ces unités d’habitations, sont pensées en totalité pour que rien n’échappe aux règles que les architectes se sont donnés. Au début du XXe, ces lois étaient orientées vers un certain fonctionnalisme, vers l’apport de lumière (au sens propre comme figuré) et vers des problématiques sociales fortes. La Haus Wittgenstein fait partie de celles-là. Le pragmatisme y est fort, la grille de construction y est une méthode d’objectivation formelle et ces deux principes font l’essentiel du bâtiment, jusque dans les poignées de portes aux proportions bien choisies. Celles-ci ont une forme simple, mais qui permet une ouverture (en duo avec la serrure) facile et souple, dans un sens comme dans l’autre. Il faut noter que ces poignées bien que pensées pour ce bâtiment, sont adaptables à d’autres portes. Ainsi, nous pouvons dire que dans la logique d’œuvre totale, l’architecture est dépendante des objets qui l’habitent, mais les objets eux restent indépendants et libres d’être exploités ailleurs. On pourrait alors s’interroger plus longuement sur le sens que prennent les objets issus de ces architectures une fois extraites de celle-ci. L’exemple des chaises de la Hill House de Mackintosh, encore édité par Cassina aujourd’hui, révèle une déviation certaine de ces objets. Ils s’exportent dans des intérieurs où l’architecte n’aurait pas pu les y placer lui-même. Ils deviennent indépendants de la volonté totalitaire de conservation des intentions architecturales en un seul lieu ; ce que ne peut pas se permettre le bâtiment qui conservait originellement ces objets.  
La volonté de maîtrise totale est selon moi un aveu de faiblesse face au temps.
En effet, bien que les motivations des architectes soient autres que celles de perdurer dans l’Histoire, comme ont voulu le faire certains pharaons en faisant construire leurs tombeaux, on ne peut manquer d’interpréter leurs bâtiments comme des manifestes de l’habitat ultime ; de l’architecture qui, à l’instant où elle est construite, devient témoin des problématiques et critiques d’une époque. À peine sont-elles terminées et meublées qu’elles appartiennent déjà au passé : puisqu’en figeant la décoration, l’ameublement, la vaisselle, l’architecte fait de son œuvre un décor presque théâtral, qui devient seulement quelques dizaines d’années plus tard un musée dont on ne se sert que comme modèle pour nos intérieurs contemporains, en y extrayant ses objets. En voulant créer un habitat complet, celui-ci devient une forme d’espace utopique, représentant d’une pensée, qui, mise à l’épreuve, finit avec le temps par ne plus être d’actualité. Je pense notamment ici aux cités de Le Corbusier, qui en voulant créer un habitat ouvrier, social, juste, égalitaire et pratique, créent un vase clos, où peu de gens peuvent se sentir bien.

Car finalement, un habitat appartient non pas à son architecte, mais à ses usagers, tout comme un objet est dépossédé de son créateur à l’instant où il est acheté. Vouloir maîtriser l’avenir de son projet, lorsqu’on le laisse à autrui, est selon moi une utopie de créateur insensé.


 

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7. Packaging d’un lot de 6 gobelets gigogne. (Crédit bonendroi.com)

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