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Conclusion

Finaliser un projet en design c’est l’aboutissement d’un long chemin de développement complexe, qui a chaque étape aura eu le chic de remettre en  question la majorité de ce qui y a déjà été fait. La distribution n’est pas la finalité du projet. Ce qui fait la consécration d’un produit, c’est son utilisation par les personnes dont il souhaite résoudre les insatisfactions ou les caprices. Cependant d’après moi, cette consécration, bien que difficile à atteindre, ne fait pas de tous les projets qui y arrivent de bons objets. Cela ne fait d’eux que de simples biens matériels supplémentaires qui ont fini par être vendus grâce à une succession d’événements indépendants de la volonté des créateurs. Ce qui fait qu’un projet est juste, est beaucoup plus complexe que la simple satisfaction de l’usager qui le possède ou le salut des critiques journalistiques.  
Grâce au corpus étudié, j’ai pu déceler quelques-uns des paramètres qui, selon moi, permettent de juger plus précisément cette justesse.
Mais avant de revenir sur ceux-ci, il convient d’expliciter les choix qui ont motivé la sélection qui a permis leur mise en évidence, ainsi que les limites de cette méthodologie de travail.
La sélection a d’abord été faite arbitrairement en fonction des recherches préparatoires de l’étude. Ces premières recherches se sont concentrées sur le regroupement de projets que je considérais personnellement comme étant engagés, ou témoignant d’une posture politique et sociale forte, car c’était sur ce terrain que mes premières interrogations se situaient. Des projets comme ceux d’Archizoom, d’Enzo Mari ou Global Tools ont donc été observés au début de l’étude. Par la suite, pour éclaircir les questionnements relatifs aux intentions et aux effets qu’ont les designs, il a fallu ouvrir le champ d’observation vers différents objets, tant muséaux qu’industriels, reconnus ou anonymes, qui apparaissaient au fur et à mesure de la recherche. De ces multiples projets, j’ai choisi ceux qui me permettraient d’étudier spécifiquement un aspect de ma problématique, tout en sachant qu’ils en soulevaient tous plusieurs et que des liens entre eux étaient inévitablement nécessaires.
La sélection est donc à la fois sensible et méthodologique. Elle ne fait pas office de corpus absolu et n’a nullement eu la prétention de résumer les designs du siècle dernier jusqu’à nos jours. Elle m’a seulement permis d’explorer et de développer mes propres déductions et convictions. Le choix de l’étude analytique ne permet donc pas d’apporter des réponses synthétiques, mais seulement des hypothèses de démarches à suivre pour le design que je souhaite soutenir. Il faut noter que cette méthode de recherche à pu permettre la multiplication de questionnements propres à chaque projet étudié. Ces questions n’ont pas été approfondies, mais seulement exposées comme de futures pistes de réflexions. Cette trop grande ouverture a peut-être été l’une des difficultés principales de la recherche.  
La mise en lumière des écueils et des réussites qui habitent les projets du corpus est le premier résultat de l’étude. Cette clarification des raisons et conséquences de l’existence des objets me permet de comprendre ce qui fait à mes yeux la justesse de ceux-ci. Celle-ci ne peut être totalement objective, comme tout jugement, mais elle peut tout de même trouver certains piliers solides d’évaluation. Ainsi, j’entends par justesse, la réunion des caractères du projet qui permettent d’attester de sa sincérité, de la solidité de ses fondements théoriques et pratiques, en dehors de considérations morales trop complexes.     
En me basant sur les définitions présentées en introduction et sur les multiples conclusions relatives à celles-ci présentes dans l’étude, je vais exposer ces piliers.
Le paramètre qu’il m’a été donné d’observer le plus dans mes analyses, est celui de l’utilisation, ou plutôt de la praticabilité de l’objet. Cette notion est la source d’erreurs qui me semble être les plus facilement repérable. Les objets qui ne prennent garde à cet écueil finissent inévitablement par ne pas être bons.
L’objet est défini par sa fonction, qui peut être autrement qu’usuelle, manifeste, dialectique ou décorative. Il l’est aussi par son esthétique, sa forme et par ce qu’il advient de lui une fois utilisés. La forme est destinée à véhiculer à la fois un propos et l’idée d’une fonctionnalité. Donc, un projet qui par sa matérialité ne parvient ni à diffuser son propos, ni, malgré sa forme évocatrice, à répondre à la fonction à laquelle il prétend, est fatalement injuste. Autrement dit, un objet a un effet négatif si l’objet ne peut être pratiqué comme les intentions le prévoyaient. Ainsi, dans l’hypothèse que la réussite d’un projet réside dans sa praticabilité, ce type d’objet échoue totalement. J’ai pu constater que ceux-ci ont généralement délaissé l’utilisation en faveur d’autres enjeux comme l’exploitation d’un matériau ou celle de formes symboliques.
La pratique d’un objet est le seul effet que le designer peut prétendre maîtriser en totalité. Contrairement à l’intention intellectuelle, la fonctionnalité ne peut pas être interprétée autrement que par l’expérience pratique. Cette expérience étant basée sur une forme invariable, les interprétations de l’usage sont limitées aux sens humains et non à l’étendue complexe de l’esprit. D’après moi, la plupart des individus peuvent se passer d’interprétation et d’interrogation, lorsque le fauteuil dans lequel ils sont assis est confortable, quand bien même le designer y aurait insufflé un propos quelconque.
L’une des intentions qui peut nuire sévèrement à l’usage de l’objet est la survalorisation d’une esthétique particulière. Prenons par exemple la volonté de faire de l’objet un dessin harmonieux, sobre et séduisant. Le risque d’une telle intention est l’oubli des contraintes d’usage, qui provoque le sacrifice d’une praticabilité au profit de l’esthétique. L’effet de tels objets ne peut être qu’insatisfaisant, puisque l’anticipation de la pratique n’a pas fait partie des charges durant la conception. C’est le cas de la théière Aïo, mais aussi dans une moindre mesure de la chaise M400. Ces deux projets proposent des esthétiques attirantes, l’une par sa pureté apparente, l’autre par son caractère intrigant. Pourtant, ils ne répondent en rien aux fonctions que leurs formes laissent croire qu’ils servent.
L’usage est directement soumis à la physionomie humaine et au contact avec l’objet. C’est l’expérience qui détermine si l’objet répond justement aux enjeux qui lui ont été insufflés. Bien que la forme permette souvent aux usagers d’évaluer quelle sera la fonction de l’objet, je crois que seule la pratique peut la déterminer véritablement. Pour moi, le designer est responsable de l’anticipation de l’usage, mais ne détermine jamais comment les individus vont utiliser la forme qui en découle : la forme «stylo bic» à la fonction «écrire» peut devenir pour l’utilisateur la pratique «touillette à café», sans que le designer ait seulement pensé une seule fois à cette possibilité.

Le second paramètre de jugement est l’efficacité de la diffusion du propos que le projet défend. Cette efficacité peut être rudement mise à mal par une trop grande ambition théorique, qui sera délicate à percevoir en totalité.
Il est très souvent difficile de bien se faire comprendre lorsque l’on fournit aux usagers un concept, une idée par le biais plastique : cela est notamment visible avec l’Autoprogettazione d’Enzo Mari. L’intention est perçue par le rendu matériel, par l’esthétique et la pratique de l’objet. Bien entendu, la lecture de la théorie peut faire en sorte que le projet sera mieux compris. Pourtant, même lorsque celui-ci est doté d’une note d’intention claire, l’interprétation du projet par l’usager est inévitable, ne serait-ce que par l’utilisation qu’il en fait avec sa propre sensibilité. Une table, même issue de l’Autoprogettazione, reste absolument fonctionnelle et c’est par cette réalité pratique qu’elle est interprétée. L’articulation entre l’intention interrogative et la perception plastique du projet est un souci régulier à la frontière entre arts et designs. Cette frontière vaporeuse est peuplée d’objets comme ceux de Dune & Raby, ou Hella Jongerius. Ces projets ont souvent pour but la valorisation d’une interrogation particulière qu’ils souhaitent transmettre. Même si plastiquement tout est fondé pour qu’ils y arrivent, ce n’est souvent que dans un cadre muséal restreint, ou l’intention ne peut être perçue que par un groupe d’initiés. Ce cadre n’est lui non plus pas dispensé des interprétations du public, ce qui finit par réduire considérablement le champ d’impact du projet. Cependant, le public touché peut s’étendre grâce aux médias, au-delà de la galerie, car pour saisir les idées de ces objets, il n’est pas nécessaire de les utiliser.
Il est très difficile de produire un projet qui ne puisse pas être mésinterprété ou détourné. Mais ce n’est pas forcément un mal, puisque avec le temps ceux-ci finissent par acquérir une résonance, source de nouveautés et d’améliorations. Cette résonance parcourt le temps, inégalement propulsé par une spéculation économique et médiatique, ou freiné par un manque d’accessibilité. Pourtant, elle trouve toujours un point d’entrée dans le contemporain, au travers de ceux qui cherchent à comprendre les raisons du présent.
C’est en partie pour cela que les théories de groupements comme ceux des radicaux italiens reprennent aujourd’hui des couleurs.
Attribuer à son projet de trop grandes ambitions intellectuelles, c’est prendre le risque de n’être compris que bien après l’époque pour laquelle il a été pensé.  Toutefois, chaque objet doit être insufflé d’un propos, d’une volonté ou de convictions. Et si ce n’est pas le cas, l’analyse de celui-ci finira tout de même par fournir une interprétation et révéler pour plus tard des pistes de recherches.
Pour finir, le dernier paramètre que j’ai pu observer dans la réussite ou l’échec des projets étudiés, est la qualité des interrogations premières de ceux-ci. Nous l’avons vu avec le Mighty mug, le choix du sujet est d’une importance capitale. En effet, un objet qui répond à une question injuste, pourra être bon par rapport à cette dite question, mais ne sera jamais en lui-même justement fondé par rapport à ce qu’il consomme et apporte au présent et au futur. Le questionnement est à la fois la première étape de conception, la plus décisive, mais aussi la plus complexe à évaluer. La justesse d’une question définit selon moi la justesse de tout le projet. Contrairement aux deux précédents paramètres, celui-ci est presque entièrement livré aux appréciations morales.
Il y a différents critères qui font qu’une problématique ne mérite pas d’être résolue. Ceux-ci créent de faux problèmes, que certaines branches du design s’attachent à résoudre avec beaucoup trop de sérieux et d’entrain selon moi.   
Le premier critère dépend de l’origine du questionnement. Il faut déterminer s’il est lié à un problème-parent. Si tel est le cas, cela signifie qu’il faut traiter cette question supérieure et non celle qui a été premièrement soulevée. Il faut traiter la cause et non la conséquence. Cet écueil décisionnel est très visible dans l’objet Mighty Mug, mais aussi sûrement dans Réanim : La médecine des objets. Ce dernier projet, au lieu de s’attaquer au gaspillage mobilier en remettant en cause les grandes industries du bois et de l’ameublement, créé de nouveaux objets-prothèses, qui finalement n’ont aucune répercussion matérielle sur la production industrielle qu’il comptait contrer. Je comprends bien qu’avec une telle logique, chaque problématique finit par se trouver une source supérieure, plus grande et plus complexe à l’échelle mondiale. Mais il est tout de même essentiel de bien analyser les questions auxquelles nous choisissons de répondre, car mettre de multiples pansements sur un patient n’arrête pas son hémorragie.
Il est possible d’interpréter mes propos comme étant une valorisation de la non-action, de l’arrêt du design, pour la valorisation d’un engagement politique fondamental. Toutefois, ce ne serait pas tout à fait exact de le penser. Je crois que même si chaque insatisfaction est le fruit d’une autre, il est nécessaire de toutes les évaluer avec sérieux et de les traiter, au moins par la recherche, car s’il y a insatisfaction, il y a une ou plusieurs personnes qui en souffrent. (Cependant si l’évaluation de cette dernière ne la justifie pas comme étant suffisamment fondée, je ne la traiterais pas) C’est alors ici qu’il faut chercher des méthodes de résolution qui n’ont peut-être pas besoin de nouveaux apports matériels.
En choisissant de traiter un problème par la voie du design, il faut  à la fois s’assurer qu’il soit bon et anticiper ce que les réponses possibles lui apporteront, ainsi qu’étudier les nouvelles problématiques qu’elles pourraient créer par leurs existences, dans le but de produire un projet équitable entre ce qu’il consomme et ce qu’il apporte au présent et au futur.

Bien que j’aie pu développer quelques paramètres pour juger de la valeur d’un projet design, je n’ai pas valorisé de méthodes particulières qui pourraient maximiser la justesse de celui-ci.
Comme je l’ai déjà défendu, je suis persuadé que l’essentiel de la justesse en design est lié à la qualité du sujet choisi. Il me semble donc légitime de penser, qu’un choix de questionnement fondé fera déjà en sorte de générer un projet de bonne qualité. Cependant, cette pertinence de questionnement n’est évaluable qu’au travers de prismes moraux distincts, qu’il convient à chacun d’ajuster et de développer. Certains sujets ne font pas ou peu débat, tandis que d’autres sont absolument délicats à évaluer. L’amélioration est l’un de ces sujets qui me semble nécessaire d’aborder, car il est difficile de le classifier comme totalement injuste, mais je ne peux pas non plus le décrire spontanément comme bon.
L’amélioration est un moyen de refaire, de penser à nouveau une fonction et de la redessiner avec quelques variations précises nécessaires au contexte présent. Cet exercice est particulièrement complexe en design, puisqu’il faut que l’objet produit soit meilleur que le précédent, par rapport à certains critères arbitrairement posés, sans pour autant devenir un énième modèle d’un archétype usé.

Pour faire un peu de lumière sur ces ambiguïtés qui permettront de conclure mon étude, je vais faire un détour par l’exposition «Take a seat» et «Super Normal» de Jasper Morrison et Naoto Fukuzawa.  
La première exposition, «Take a seat» à la Galerie des Actualités au Musée des Arts Décoratifs de Paris, présente en 2009 vingt-et-une chaises conçues par Jasper Morrison entre 1989 et 2008. Chacune de ces chaises sont les fruits de collaborations avec des entreprises de productions industrielles ou des éditeurs comme Vitra. J’ai souvent entendu dire que la chaise était un exercice auquel les designers ne peuvent échapper, que ce soit par obligation professionnelle ou par volonté créative. Jasper Morrison lui, en a fait une activité régulière et très productive.
Il est assez visible dans l’exposition que la majorité des chaises présentées sont des réécritures de modèles ou de principes d’assises déjà existants, assez largement reconnaissables formellement. Je peux citer la chaise Tourette de 1989, qui semble être une réécriture fixe des chaises pliables de terrasse en acajou, ou encore la chaise Hi Pad de 1990, qui reprend certaines formes que j’associe spontanément à la Ant chair, de Arne Jacobsen, de 1952. Il y a dans toute cette collection de chaises une étrange unité visuelle, doublée d’un sentiment de déjà vue, comme si tous ces objets avaient été extraits d’un catalogue de vente par correspondance universelle et intemporelle. Je ne perçois presque aucune identité dans ces volumes, alors qu’à l’évidence, ils semblent tous remplir leur fonction comme il se doit.
Avec cette exposition, J.Morrison présente le sujet de la chaise comme étant inépuisable. Ce postulat semble vrai, étant donné qu’il continue d’en concevoir et que chaque semaine de nouveaux modèles sont proposés aux maisons d’éditions et aux industriels. Chacun de ces modèles ne se prétend pas être l’absolu de la chaise. Ce n’est pas le cas de celles de J.Morrison. Elles témoignent toutes d’une envie de mettre fin à la recherche, d’aboutir à la chaise de lecture, de cuisine, de salon, de salle à manger, de collectivité ou de terrasse  terminale. Il est vrai que chacune de ces chaises sont des améliorations ; elles sont nouvelles (ou l’ont été), témoignent de procédés innovants ou d’une volonté démocratiques.  Mais elles ne sont quand même que des réécritures et des perfectionnements succincts, noyées dans un marché du mobilier saturé. Bien que Jasper Morrison se prétende être adepte d’une forme de pensée minimal, où rien dans l’objet ne doit être superflu, je ne peux m’empêcher de penser que toutes ses chaises sont inutiles, infondées. Peut-être aurais-je eu un sentiment différent s’il n’en avait fait qu’une.
Sa pensée minimale a été développée avec Naoto Fukuzawa dans l’exposition “Super Normal” à Tokyo, à la Axis Gallery, en 2006. Il y est présenté une quantité d’objets archétypaux, qui témoignent d’une “super normalité”. On pourrait synthétiser ce concept comme étant le seul caractère des objets qui, par la force du temps et de l’usage, ont fini par être perçus comme des objets sans design, qui ne sont plus qu’une fonction (presque) parfaitement praticable.
Ce type d’objet est, comme le souligne le duo de designers, assez fascinant, car ancrés dans un quotidien domestique que l’on ne perçoit plus qu’avec notre expérience pratique. Ils sont presque invisibles, mais agréables, doux et sans eux notre quotidien serait sûrement plus ardu. Chacun des objets de la collection sont présentés sobrement, pour le mettre en valeur, et malgré cela, ils semblent tous dénués de design. Leurs formes semblent mettre un point final aux débats internes à leurs fonctions. Pourtant, bien qu’une chaise soit présentée dans cette collection, J.Morrison et N.Fukuzawa continuent d’en dessiner de nouvelles, comme s’ils étaient à la recherche de l’ultime objet ; intemporel, invariable, nécessaire et fondamentalement juste. J.Morrison admet pourtant que la justesse d’un objet n’est définie que par la sensibilité de ses usagers. Il est entièrement soumis aux critères d’appréciation sentimentaux, sensoriels et psychiques. Vouloir créer l’objet absolu, qui répond si parfaitement à la demande qu’il n’y aurait plus jamais besoin d’y répondre de nouveau est une pure utopie, ou plutôt une impossibilité physique, car chaque espace-temps finit par générer de nouveaux besoins, y compris des besoins d’assises. Je me permets de poser la question suivante : Si les fonctions évolue en même temps que notre société (les unes avec l’autre), si les objets sont condamnés à devoir être refaits (d’après notre modèle de société actuelle), et si, d’un point de vue moral, il est nécessaire aujourd’hui de réduire leur production en raison de l’état sociétale contemporain, pourquoi ne pas simplement revoir nos exigences matérielles à la baisse ?

 

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de redessiner de chaise avant quelques décennies, car il en existe déjà suffisamment en bon état actuellement pour pouvoir meubler mon appartement plus d’un millier de fois. De la même façon, je ne changerais pas de micro-onde avant qu’il ne cesse de fonctionner, car celui-ci, bien que de mauvaise qualité me satisfait amplement. Ainsi je ne nourris pas l’envie d’en redessiner un, plus performant, plus pratique, tant qu’il remplit mon besoin d’une manière acceptable et sans désagréments réguliers.  Il en va de même pour ma chaise de bureau, pour ma lampe de chevet ou encore pour mon téléphone portable. Tous ces objets ont été achetés, sinon neufs, au moins en très bon état. Ils ne sont pas tous  subjectivement esthétiques, mais ils remplissent totalement  les fonctions que j’attends d’eux. Leurs utilisations me conviennent et je ne doute pas qu’il en serait autrement pour une autre personne. Mais les raisons de dépréciations ne pourraient pas être leurs utilisations. Ces objets ne sont ni bons, ni totalement justes,  ni excellents, mais simplement suffisants. Ils répondent à mes attentes sans excès.  
Par conséquent, même une pensée design minimale, qui se veut nette et synthétique, peut finir sous ces considérations par créer du surplus matériel. C’est bien à ce surplus que j’espère ne pas participer à mon tour (que ce soit en tant que consommateur ou designer) et pour ce faire, cela passe absolument par le choix des problèmes que je souhaite résoudre.
Finalement, en cherchant à décrypter les mécanismes de conception d’archétypes et d’anonymes du design, j’ai ouvert les portes à des réflexions qui ne doivent jamais trouver de fins, car elles doivent poursuivre les designers dans chacun de leurs dessins, tout au long de leur production et de l’évolution des structures sociales. Plus important que les postures et méthodes prises pour y répondre, ce sont bien les problématiques que nous (designers contemporains) soulevons qui sont importantes. Ces questions sont bien sûr liées à nos convictions, car ce sont elles qui permettent de voir et de sentir les différentes insatisfactions qui nous semblent légitimes d’interroger. Avec les années, nos regards sur le design et notre pratique changent, évoluent, subissent les influences sociales, politiques, économiques, émotionnelles. Toutefois, ce qui ne doit pas varier selon moi, c’est la reconnaissance de notre responsabilité. Concevoir est sûrement la tâche la plus ardue intellectuellement, spécialement lorsque l’on a conscience de ce qu’implique l’existence d’un seul objet sur l’entièreté du présent et du futur. Nous devons rester conscient que la production à une influence considérable sur l’entièreté du présent mais aussi sur les potentiels futurs.  Cette conscience à peut être été  à la base des mouvements radicaux des seventies, puis s’est diffusée jusque dans le design critique actuel. Ces approches radicales et revendicatrices nouvelles n’ont toutefois pas résisté au temps et se sont parfois perdues dans leurs propres productions. Que valent les revendications politiques et esthétiques de l’Autoprogettazione, ou d’Animali Domestici, lorsque plus tard, leurs créateurs succombent respectivement à l’appel de la galerie commerciale et à l’autoréférence permanente ? De la même manière je pourrais interroger des créateurs comme le duo Dune & Raby ou encore Marijn Van der Poll, sur la sincérité de leurs motivations.
Les postures finissent inévitablement par être altérées, car elles ne sont que des positions convictionnelles et morales. Elles doivent donc évoluer avec un brin d’avance, car ce sont elles qui font en partie l‘évolution des sociétés. Si les postures radicales ont su se développer en Europe, particulièrement en Italie entre 1968 et 1980, c’est en raison d’un contexte socio-politique complexe en crise. Lorsque ce contexte fut apaisé entre 1989 et 2001, les revendications n’avaient plus de raison d’être puissantes et tranchées.
Depuis de très longues années, peut-être à partir du milieu des années 2000, j’entends que notre société est en crise, financière, écologique et sociale. Je suis quelque part habitué à cet état de conflit moral permanent, de revendications et de dialectique éristique fatigantes. Dans cette atmosphère contemporaine, peu de projets arrivent à ne pas être détruits ou absorbés par les crises. Ainsi, s’il doit y avoir une époque où la radicalité en design est absolument nécessaire, c’est sûrement la nôtre. Mais a-t-elle, et peut-elle seulement émerger à nouveau sans n’être qu’un simple artifice culturel aux effets imperceptibles ?




 

«-Marion Vignal : Mais à quoi cela sert-il de redessiner sans cesse de nouvelles chaises alors qu’on en utilise si peu dans une vie?
-Jasper Morrison :Parce que c’est un objet indispensable de notre quotidien et que sa qualité a du sens. Il y a quatre cents ans, on était assis sur des chaises totalement inconfortables, avec des dossiers verticaux. Aujourd’hui, nous avons un peu évolué. Il y a tellement de façons de s’asseoir. Tous les modèles que j’ai réalisés sont différents. Chacun correspond à une situation, à un besoin, à une période. C’est un sujet inépuisable.»

Jasper Morrison dans Jasper Morrison, un designer supernormal interview par Marion Vignal, pour L’Express en août 2010.

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Morrison.j. photo d’exposition Take a seat, 2009. (Crédit jaspermorrison.com)

«-Fumiko Ito: How would you both define Super Normal?
-Naoto Fukuzawa : [...] When people look at these things, their expectation of seeing something that has been designed is somewhat betrayed, and they come out with things like That’s so normal and Why is it so normal?! With this kind of comment, what’s being expressed is the perfect meshing with the original normal object, and we’re reminded that perhaps the continuation of a good relationship that has been around for a long time is better than anticipating something new. I think maybe the moment this hits us is what Super Normal means.»

Naoto Fukuzawa pour Domus n°894 Juillet/Aout 2006, interview par Fumiko Ito à la Axis Gallery.

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Morrison.J et Fukasawa.N. Photo d’exposition Supernormal, 2006. (Crédit jaspermorrison.com)

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