​Putrella est un objet à la fonction incertaine, conçu par Enzo Mari pour Danese qui l’édite chaque année en cent exemplaires. Ce centre de table, qui peut être associé à d’autres usages (corbeille à fruits, vide-poches etc.), est fait d’une longueur de poutre à profil normal en acier (ipn), légèrement plié à chaque extrémité et vernis pour l’empêcher de rouiller. Ses dimensions sont globalement déterminées par le format normé de la poutre. Sa longueur a été donnée de façon à obtenir un profil visuellement équilibré et symétrique. Il n’y a rien à ajouter sur le plan visuel de l’objet.
Où se trouve l’intention du designer dans celui-ci ? Qu’est-ce qui fait de cet objet une pièce de design et non une simple chute d’acier ?
Ce sont ses pliures qui font de cette pièce autre chose qu’un morceau de d’ipn. Elles suffisent comme témoins et messagères de l’intention d’Enzo Mari sur ce projet.

Tout d’abord, l’usage d’un matériau purement industriel relié à l’imaginaire du bâtiment, de l’architecture, de l’industrie lourde et du prolétariat n’est pas issu d’une simple volonté formelle. Enzo Mari se déclarant lui-même ouvertement communiste, ce qui se vérifie dans nombre de ses projets et propos en interviews, l’usage de l’ipn est donc forcément signifiant. Le profil d’une telle poutre d’acier est étudié pour que dans sa longueur elle résiste à la torsion, et à la pliure, pour permettre la construction d’architectures légères, robustes et simples à construire (img08). On n’imagine pas ce profil pouvoir être plié, car le plier c’est rompre la stabilité de la structure du bâtiment. En ajoutant des pliures impossibles à la matière première qu’est l’ipn et en faisant de cette matière prolétaire et industrielle un objet ouvertement destiné à des intérieurs d’une classe sociale au minimum aisée ou cultivée, E.Mari rend cet objet profondément contestataire, à une époque où les mouvements contre-culturels et radicaux ne sont pas encore formés. L’intentionnalité d’un propos politique est ici très présente. L’effet recherché par le designer pour ce produit devait sûrement être celui-là : proposer un objet minimal dans la transformation matérielle qui présente un propos socio-culturelle maximal.
De plus, sa méthode de distribution limitée ajoute de l’importance au propos. Cents par année, c’est un nombre qui tranche avec les rythmes infernaux et réguliers d’industries productivistes qui génèrent des longueurs d’ipn en continu. Cette faible quantité relève presque de l’artisanat et accentue l’aspect précieux des Putrella, qui ne sont finalement faites que d’acier vernis. Cela accentue aussi considérablement le propos sociopolitique de lutte des classes qui émane du projet en finissant de faire de celui-ci une pièce de presque collection, ainsi totalement dissociée du monde ouvrier d’où il provient, pour le placer dans des intérieurs culturellement et socialement plus riches.  
Finalement, j’ai pu voir que Putrella faisait preuve d’une habileté dialectique entre sa forme et son propos ; habileté qui rend ce projet assez efficace simplement visuellement. Pourtant, il lui reste un gros écueil qui est à la fois l’une de ses grandes forces. Il s’agit de la méthode de distribution. N’étant ni totalement une pièce de galerie, ni une pièce de masse, je crois que cet objet n’arrive entre les mains et devant les yeux que d’un nombre très restreint d’individus, alors que d’autres pourraient eux aussi être touchés par cet ipn plié. Je doute aussi que les personnes aptes à posséder l’une de ses pièces puissent être directement affectées par la portée politique de l’objet et la réalité ouvrière qu’il souhaite interroger.
Ainsi, bien qu’efficace sur le plan dialectique, ce projet échoue tout de même, en n’approchant qu’un nombre très restreint d’individus. Ceci est dommageable surtout parce que le propos du projet tient à cette masse sociale divisée qui ne se retrouve jamais assemblée. Cependant, Enzo Mari réalisera de nombreux autres projets qui témoigneront de son implication et de sa forte posture politique.