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Vase Aalto

La vase Savoy, ou Vase Aalto, d’Alvar Aalto de 1936 est un objet archétype, au sens où il figure parmi les objets référents de l’histoire du design. Il a valeur de modèle et presque de porte-parole de l’idée que se fait le grand public occidental du design, tant il est célèbre et reconnaissable. Tout objet qui emprunterait un des principes esthétiques de ce vase, se verrait considérer comme suite, hommage, ou objet inspiré de celui-ci. Il est aujourd’hui  érigé en tant qu’inspiration que je pourrais qualifier de hiérarchiquement supérieure. Pourtant, cet objet en tant que vase est non fonctionnel, car trop large, pas assez haut et complexe à nettoyer. Il se retrouve en fait la plupart du temps vide, en exposition. C’est aussi là l’une des fonctions d’un vase : celui-ci doit être empli d’une certaine qualité visuelle subjective. Un vase n’est pas tout à fait un objet fonctionnel, son usage est balancé entre la pure décoration, presque comme objet sculptural et la contenance de fleurs ou autres végétaux.
Au travers de cet exemple, je vais m’interroger sur la fonction sociale et culturelle des objets archétypes : Pourquoi le Vase Savoy est-il devenu un essentiel du design?

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4. AALTO.A. Vases Aalto, 1936, édition colorée contemporaine Littala. (Crédit Littala.com)

Objet :
Date :
Matériaux :
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Concepteur :

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Fabricant/éditeur :
Exemplaires vendus :
Lieu d’exposition :

Prix :

Vase
1936
Verre soufflé moulé
160 mm hauteur
Alvar Aalto
Finlande
Littala
-
-
149€


 

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Selon moi un archétype est un objet qui traverse le temps, qui est connu ne serait-ce que visuellement d’un très grand nombre et fait office de référence, de modèle pour une quantité élevée de créateurs. Ils deviennent des images, des formes détachées de leurs auteurs. C’est visible avec le vase Savoy, qui est renommé avec le nom de son dessinateur, comme pour faire en sorte que celui-ci ne soit pas oublié, occulté par son propre produit.
On peut citer comme objets archétypaux La Ball Chair d’Eero Aarnio, qui est pour beaucoup d’esprits européens, reliée anonymement à une époque des seventies fantasmée par le cinéma, ou encore le couteau suisse produit par Victorinox dont on ignore généralement l’inventeur et les origines, mais que l’on reconnaît immédiatement, même dans un couteau qui n’est qu’un ersatz recouvert d’un motif “camo” étrange. Le vase Savoy est définitivement de ceux-là. Il apparaît dans de multiples pages de magazines de décoration d’intérieur, est régulièrement réédité dans des coloris divers et se vend toujours à bon prix. Il semble que l’objet vit de lui-même, totalement indépendamment de la production et de la vie d’Alvar Aalto. Il lui a même volé son nom, et il serait probable que s’il n’avait pas été renommé ainsi, le vase serait resté connu comme Vase Savoy, produit par Littala depuis 1936. Le succès d’A.Alto a cependant contré cet effet. Ce vase a des qualités esthétiques indéniables, surtout liées aux jeux de lumière provoqués par sa forme et le verre qui le compose. De plus, l’idée latente que ce vase est encore produit artisanalement (c’est tout relatif, mais il est encore fabriqué par soufflage de verre manuellement : cependant son prix relativement faible, autour de 150€ neuf, démontre qu’il est tout de même produit industriellement) ajoute à chaque exemplaire une semi-identité tout aussi séduisante que sa forme assez intemporelle. Pour ces multiples raisons le Savoy est connu et reconnu, vendu et revendu, produit et reproduit presque un siècle après son premier dessin. Et pourtant, contrairement au couteau suisse, on ne l’utilise pas, ou plutôt pas comme un vase, objet qu’il est censé être.
La fonction d’un tel objet ne réside ni dans sa forme, ni dans quoi que ce soit qui touche à sa matérialité. Sa fonction est sociale et culturelle, imperceptiblement humaine et en dehors de tout pragmatisme fonctionnaliste. Le but de son possesseur est de montrer que l’objet lui appartient ; qu’il a un Savoy dans sa vitrine. Finalement, cela correspondrait peut-être aux intentions d’A.Alto lorsqu’il a dessiné ce vase. On prête d’ailleurs beaucoup d’inspirations à ce dessin ; les courbes des robes de sa femme, les contours de fjords finlandaises, les jeux aquatiques des lacs ou la forme organique donnée lors des premiers tests en verre soufflé. Ce vase a été dessiné pour un concours institué par la verrerie Littala. Étant donné qu’il s’agissait d’un concours, je peux me permettre de dire que l’objectif d’Aalto était de proposer à la fois une forme qu’il pouvait lui-même maîtriser et qui n’est pas sans rappeler sa pratique architecturale (visible dans le plafond de l’Auditorium de la Bibliothèque de Viipuri construit entre 1927 et 1935, img05), ainsi qu’un objet qui puisse séduire l’entreprise tant sur le point technique qu’esthétique. Car le vase est en fait très facilement reproductible dans une verrerie, puisqu’il ne s’agit que d’une forme évasée moulée et soufflée. Dès le départ alors le dessein d’Aalto aurait été la séduction pour remporter ce concours.

Mais cet aspect séducteur ne peut expliquer pleinement le statut qu’a obtenu le vase. Un dernier point le justifierait : celui de l’inertie. J’entends par inertie la force qui permet à un objet de traverser le temps. Cette force est la résultante de facteurs divers, comme la communication, la valeur marchande grandissante avec la spéculation, les expositions, etc. Grossièrement, plus un objet est montré, désigné, étudié, reproduit pour les raisons précédentes, plus il est susceptible d’être considéré comme incontournable. Il obtient une valeur d’échange, qui n’équivaut pas sa valeur d’usage.
Ces deux derniers principes sont issus, entre autres, du paradoxe de l’eau et du diamant d’Adam Smith, proposé dans La richesse des nations en 1776.

Ce paradoxe met en exergue le fait qu’un produit abondant mais utile, vaudra toujours moins qu’un produit rare mais inutile. Il prend comme exemple l’eau et le diamant. (Il faut remarquer qu’aujourd’hui il nous faut payer l’eau et qu’il nous est possible de fabriquer du diamant). Ainsi ce qui suit ce paradoxe est l’explicitation de la valeur d’échange et d’usage. La valeur d’échange est un taux qui définit contre quoi il est possible d’échanger équitablement, dans un contexte précis, deux marchandises. Elle est en quelque sorte tangible, mesurable. Or ce n’est pas le cas de la valeur d’usage, qui est une sorte de valeur donnée à l’avantage que rapporte humainement et usuellement le produit. Chaque objet (marchandises etc.) est affublé à la fois d’une valeur d’échange et d’une valeur d’usage, qui forme une balance plus ou moins droite.Ainsi, la valeur d’usage «vase» du vase Aalto est faible comparée à sa valeur d’échange «marchande». Cependant, il faut ajouter que la fonction «vase» ne peut être acceptée comme seule base pour la valeur d’usage ; on doit y ajouter la fonction culturelle et décorative. Il faut noter que sa valeur d’usage décorative n’existe que parce qu’on lui accorde une valeur d’usage socio-culturelle suffisamment forte pour justifier sa valeur d’échange, elle aussi relativement forte par rapport à ce qu’est l’objet matériellement. Donc, le vase Savoy a une balance finalement équilibrée, ce qui du point de vue économique et d’après les théories précédemment expliquées, permet de justifier le succès encore actuel de l’objet. Il y a une forme de rétroaction entre la valeur d’échange et la valeur d’usage «socio-culturel», qui fait en sorte de maintenir dans le temps l’objet comme un nécessaire de décoration, toujours d’actualité. C’est en fait purement spéculatif, puisque basé uniquement sur des facteurs d’appréciation humains.Finalement, on ne peut prêter comme intention à A.Alto d’avoir voulu créer un objet archétypal. Il n’a fait que suivre ses propres idées plastiques afin de répondre au mieux, d’après celles-ci, à la demande du concours de 1936. Cependant, l’effet lui, a très largement dépassé les prévisions du designer, en devenant par inertie culturelle et peut-être même économique, un objet important de l’histoire du design. Il est assuré que si celui-ci avait été dessiné à une autre période de la vie du designer, son destin aurait été différent.En tant que designers nous ne pouvons faire que de notre mieux dans nos projets, la suite ne nous appartient pas. Est-ce malheureux ou non ? Je sais seulement qu’une trop grande stabilisation et maîtrise totalitaire du projet pour éviter qu’autrui ne se le réapproprie, n’est pas forcément souhaitable.
 

«Il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises.»

Adam Smith. La richesse des nations volume 1, 1776. GF Flammarion. Paris, réédition 1991.

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5. AALTO.A. Auditorium de la bibliothèque de Viipuri, 1935. (Crédit utilisateur anonyme de la plateforme Flickr)

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