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Réanim : la médecine des objets

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25. Studio 5.5, mise en scène d’un bloc opératoire pour objet pour Réanim, 2004. (Crédit https://www.5-5.paris/fr)

Objet :
Date :
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Exemplaires vendus :

Lieu d’exposition :

 


Prix :

Prothèses de mobilier
2003-2004
Divers
Divers
Studio 5.5
France
Studio 5.5
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Projet exposé en 2004 «Sauvez les meubles», galerie de la Salamandre,Nîmes
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La médecine des objets est un projet assez connu dans le design français, mais est aussi soumis à une certaine controverse quant à ses intentions et ses fondements. Je souhaiterais ici participer à cette controverse par la mise en regard du manifeste publié face à la matérialité du projet, remis dans le contexte du début des années 2000.

«Comment donner une seconde vie à un produit ?». Cette problématique est aujourd’hui bien connue et il faut admettre qu’en 2003 celle-ci n’était pas si clairement évidente. Bien qu’une dizaine d’années auparavant, le groupe néerlandais Droog design avait mis sur le devant de la scène design le concept de valorisation de la matière usagée, notamment avec Rag Chair (img26) et Chest of Drawers de Tejo Remy en 1991. Ces derniers projets anticipent le terme d’upcycling proposé par Reiner Pilz en 1994. Le mot «upcycling» n’est pourtant pas à l’origine du concept même de valorisation de matières usagées : Gerrit Rietveld le faisait déjà avec le fauteuil Crate de 1934 et utilisant des planches de palette de transport. Cependant, ce n’est pas tout à fait sur ce principe que le Studio 5.5 va développer son manifeste, que l’on pourrait tout de même réduire à l’appellation simple de note d’intention. Leurs intentions pour répondre à cette question est de l’ordre de la réhabilitation, que l’on peut associer à de la simple réparation, quand bien même le groupe se défend de ce dernier mot, en le renommant «médecine des objets».
«Cette nouvelle discipline concerne des objets courants, trouvés en nombre dans les décharges, la rue, chez les particuliers ou invendus et stockés en grand nombre dans les industries.» Ici, le texte me laisse penser que le projet s’attaquera à cette masse d’objet en proposant une hypothèse permettant leur réhabilitation en nombre, presque de manière industrielle. Et c’est en fait bien ce que le projet propose de faire.

«Il ne s’agit pas de restaurer (rétablir en son premier état), ni de détourner (changer la fonction), mais de réhabiliter des objets (en systématisant l’intervention): des actions simples, pouvant être reproduites par tous ou reproductibles dans un nouveau processus de production industrielle» Maintenant, il s’agit de développer le mode d’action, de définir ce qu’il ne sera pas. Dans la méthode décrite, je comprends maintenant clairement que le projet sera issu et inspiré d’une démarche industrielle, permettant de répondre à la question première. Cependant, est-ce là la bonne posture ? Est-ce que reprendre une logique industrielle pour réhabiliter des objets cassés issus de cette même industrie est pertinent ? À première vue oui puisque face à la quantité d’objets cassés seul un processus mécanisé peut rivaliser avec celui de la production de masse. L’intention paraît juste et les prothèses que vont créer les designers semblent déjà lui correspondre.
«Le designer devient médecin des objets et utilise son savoir-faire pour optimiser l’espérance de vie des meubles abandonnés.» Ici se trouve d’après moi la première incohérence ou fausseté du projet ; celle qui est la plus visible en tout cas. Si je lis bien cette phrase en prenant en compte le reste de la note d’intention, je comprends que seul le designer est en puissance capable de résoudre le problème, alors qu’il en est sûrement l’instigateur premier, au regard des décennies mercantiles précédentes aux années 2000. (constat que Victor Papanek faisait déjà dans la préface de «Design pour un monde réel » de 1971).

Pour finir avec les dernières phrases du manifeste : «Les médecin-designers utilisent l’usure, la faiblesse, les altérations comme matière à la création. Leur intervention chirurgicale rend au patient sa fonction initiale et le soin apporté, bonifie la perception de l’objet. Cette nouvelle discipline, qui place l’objet au cœur de ses préoccupations, peut donner naissance à un véritable système de pro-duction. L’objet soigné réintègre ainsi sa place au sein de l’habitat et reprend son droit à la vie…» Je comprends ici que les designers se placent en médecins chirurgicaux dans une métaphore séduisante, mais qui ne sera pas tout à fait correctement appliquée à mon sens. De plus, le fait d’appeler «nouvelle discipline» une action simple qu’est la réparation et qui a toujours été perpétué sur les objets, est une appropriation sémantique qui me paraît déplacée.

Maintenant, je vais m’attacher à observer le projet dans sa matérialité.
Il présente une série d’objets industriels simples dans leurs formes, dans leurs principes d’usage et d’installation. Ils sont teintés d’un vert pomme assez signifiant : qui fait en quelque sorte appel à une nature artificialisée, mais aussi à la charte graphique du studio en 2000 et permet encore de valoriser les prothèses comme des objets à l’identité propre, ainsi contrastés avec leur environnement. Cette couleur met en avant la volonté communicante qui se trouve dans ce projet et qui est d’ailleurs présente tout au long de celui-ci.
Le protocole d’application commence avec un événement en partenariat avec le Secours populaire, où le studio récupère des dizaines de chaises, caissons de meubles et tabourets cassés. Ensuite, les meubles récupérés (gratuitement) sont affublés des prothèses qui sont nécessaires à leur fonction : béquille pour les chaises sans pied, plaque de pmma pour les chaises sans tamis et œillet en plastique pour créer avec des tabourets des tables basses, ainsi que d’autres systèmes divers. Puis tous ceux-ci sont présentés lors d’une exposition «Sauvez les meubles» en 2004 (img27), qui sera éditée en livre. Il faut noter de plus que chacune de ces prothèses est dotée d’une notice, inspirée de celles que l’on trouve dans les grandes enseignes d’ameublements en kit, ce qui finit de faire de ces objets des produits industriels que l’on imagine productibles en très grande quantité pour un coût limité.

Il y a, à mon sens, de multiples problèmes d’effets dans ce projet qui sont liés à des choix d’intentions que je qualifierais de trompeur (critique qui peut être aussi valable pour les mobiliers vendus par Droog présenté en introduction de cette analyse.). Par trompeur, j’entends le fait que les intentions prêtées au projet dans le «manifeste», ne peuvent correspondre aux objets produits et que ce dernier a été rédigé consciemment avec une forme de manipulation des mots dans un but séducteur pour valoriser le projet.
Je ne peux pas condamner la volonté de vouloir faire valoir son studio par d’habiles manœuvres communicantes, particulièrement lorsque ce studio est jeune. C’est le parti qu’ont pris les designers de 5.5 avec ce premier projet : adopter une posture supposément manifeste qui permettrait de proposer un projet en apparence novateur et séduisant, mais qui dans son application s’arrête net là où le projet aurait pu devenir plus juste et efficient.
Le fait de réduire à la galerie et au musée la production que sont les cyborg-meubles de Réanim, est selon moi contre-productif par rapport au discours qui se veut écoresponsable et chercheur. C’est d’autant plus vrai que les prothèses ne sont en fait que des pièces détachées (hormis la prothèse d’assises) de mobilier en kit industriel que l’on trouve facilement n’importe où. Mais ce qui est tout à fait dommageable au projet, c’est que malgré ses potentialités de diffusion à prix réduit pour permettre à l’objet de «réintègre ainsi sa place au sein de l’habitat et reprend son droit à la vie…», celui-ci ne quittera plus la galerie dès lors qu’il sera “réhabilité”, réparé. Il y a là d’après moi une tromperie manifeste.
Je terminerais par une critique, elle encore plus subjective que les précédentes basées sur l’usage du registre industriel. Je comprends très bien que réemployer ce registre pour en faire des objets destinés à la lutte contre le gaspillage mobilier, qui est lié au fait que l’industrie nous nourrit chaque jour de nouveaux meubles en bois aggloméré et en carton alvéolé, est un moyen astucieux sémantiquement de transmettre le discours. Mais justement, ce discours est attaquable dans ses effets. D’une, il n’aboutit qu’à des pièces muséales visibles et connues seulement par une population restreinte avertie. Deuxièmement, il y a dans ce discours des dissonances évidentes, comme le fait de justifier qu’il incombe seulement aux designers de réhabiliter les objets, alors que les prothèses sont étudiées pour être très facilement mise en place, sans savoir-faire particulier, presque dans une logique de démocratisation de la réparation. Je peux tout de même nuancer cette critique, par l’idée que l’exposition de 2004, aura peut-être permis à ses visiteurs de développer quelques envies de réparation à moindre frais sur leurs vieux mobiliers cassés.  
Pour finir, je pense que la posture du projet était originellement de proposer des objets permettant de transmettre un discours écoresponsable (finalement assez novateur à l’époque) tout en mettant en valeur le studio sur la scène design. Je ne condamne pas ce choix, seulement j’estime que la finalité du projet est très insatisfaisante, à tel point qu’elle me semble nuire directement au projet entier. L’exécution matérielle est assez juste par rapport à l’intention, seulement la manière dont a été diffusé le projet a fait en sorte selon moi, de torpiller cette intention, de la flouter et de la rendre certainement mensongère.
Publier ses intentions peut donc être, si le projet est teinté d’incohérences légères, le meilleur moyen de s’ouvrir à la critique et de faire en sorte que son projet ne tienne plus debout si l’on s’y penche trop. De plus, je ne crois pas aujourd’hui qu’il soit nécessaire de concevoir des projets théoriquement applicables au réel, en tant que solutions-hypothèses à un problème écologique ou social, sans que ceux-ci soient mis à l’épreuve dans une mise à disposition à autrui, librement ou non.
C’est d’ailleurs peut-être ce que certains projets comme l’Autoprogettazione d’Enzo Mari ont réussi à mettre en place.



 

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27. Studio 5.5, Exposition Sauvez les meubles, 2004.  (Crédit https://www.5-5.paris/fr)

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26. remy.T. Rag chair, Droog design, 1991. (Crédit https://www.droog.com)

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