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Poignée de porte de la Haus Wittgenstein

Une poignée de porte est assurément un objet de design et d’architecture complexe. Cet objet implique à la fois l’ergonomie humaine ainsi que des mécanismes techniques et la bonne circulation dans l’habitat. La poignée va de pair avec la serrurerie, sans laquelle sa fonction «ouvrir la porte» ne peut être résolue. L’usage de celle-ci est strictement identique à chaque activation, car elle est en quelque sorte bloquée dans un espace-temps qui est celui du couloir ou de l’entre-deux pièces. La poignée fait donc partie d’un plus grand objet qui est la porte, qui fait elle-même partie du mur, ce qui la rend essentielle, non pas aux portes ou aux murs, mais à la maison entière. La poignée est le lien entre l’architecture et l’habitant (l’usager de la fonction «maison»). Et pourtant, il arrive très souvent que ces poignées ne soient pas tout à fait praticables ; parfois elles glissent, parfois il faut une force trop grande pour les activer. Souvent, les concepteurs oublient que la poignée fait partie de la porte. Elle devient un accessoire esthétique, que l’on associe de manière simpliste à une serrurerie. Cette dernière peut être efficace en elle-même, mais peut être enrayée par la forme de la poignée qu’on lui attribue.
 

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1. Détail de poignée de porte de la  Haus Wittgenstein, Vienne. (Crédit Studio Herbert Urban, photo prise en 1972)

Objet :
Date :
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Fabricant/éditeur :
Exemplaires vendus :
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Prix :

Poignée de porte
1929
Aluminium
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Ludwig Wittgenstein, Jacques Groag et Paul Engelmann
Autriche
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Maison Wittgenstein, Vienne, Autriche
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«Quand Gropius, par le biais du Bauhaus, chercha à regrouper ces différents vecteurs d’expression au sein du projet architectonique, les objets ont perdu leur caractéristique de variable indépendante, de valence expressive et autonome, pour devenir (avec les tristes résultats que l’on connaît) un élément de l’impossible unité de lieu et de culture que l'architecture a, pendant cinquante ans, cherché à atteindre, sans jamais y parvenir.»

Andrea Branzi, «Una grazia perduta», Drago, n°1, novembre 1979.

Il ne s’agit donc pas d’un objet qu’il faut prendre à la légère dans la conception d’un habitat et c’est sûrement cela qui explique pourquoi la poignée est un exercice que les architectes aiment résoudre par eux-mêmes. Ce fut notamment le cas dans la maison Wittgenstein de 1929 (img02.03) ; mais aussi dans beaucoup d’autres architectures que l’on qualifie historiquement par «Gesamtkunstwerk» , traduit de l’allemand au français par «œuvre d’art totale». Je m’interroge ici sur cette posture architecturale particulière : En quoi témoigne-t-elle d’une volonté de maîtrise de l’objet que je qualifierais de totalitaire ?
Historiquement, ce terme est daté du début du XIXe siècle, mais son application peut être retrouvée déjà dans les cathédrales gothiques et le mouvement baroque du XVIe siècle. Le principe de gesamtkunstwerk est de faire dans une seule œuvre la synthèse des arts picturaux, musicaux et théâtraux.
Le terme et ses sens vont évoluer, jusqu’à ce que l’architecture s’en empare pour définir certaines pratiques de conception globales naissantes après 1850. Le but est de faire, non pas la synthèse des arts, mais de faire celle de l’architecture, de l’art décoratif et du paysagisme. Cette synthèse architecturale a été mise en place tôt et on pourrait même dire que des palais et châteaux comme celui de Versailles, remplissent ces critères. Cependant, on note qu’à partir de la fin du XIXe, des architectes prémodernes vont s’atteler, sciemment et à dessein, à la conception d’œuvres architecturales totales comme la Glasgow School of Art, de Charles Rennie Mackintosh en 1899, ou encore la Maison Horta à Bruxelle de Victor Horta construite entre 1899 et 1901. J’ajouterai aussi que quelques années plus tôt à Vienne, fut construit le palais de la Sécession Viennoise de 1897, qui pourrait lui aussi être qualifié d’architecture Gesamtkunstwerk. Le début du XXe siècle et l’apparition de nouveaux mouvements décoratifs, comme l’Art Nouveau et ensuite la naissance des écoles allemandes, vont permettre la multiplication de constructions où l’architecte est maître de l’entièreté de la réalisation : objets, textiles, plafonds, services de table et poignées de portes.
La volonté de maîtrise totale et les méthodes mises en place pour y parvenir, sont une des marques de certains modernes qui, comme Le Corbusier ou Mies Van der Rohe, vont vouloir produire des lieux qui ne pourront échapper à leurs idées. Ces villas, ces unités d’habitations, sont pensées en totalité pour que rien n’échappe aux règles que les architectes se sont donnés. Au début du XXe, ces lois étaient orientées vers un certain fonctionnalisme, vers l’apport de lumière (au sens propre comme figuré) et vers des problématiques sociales fortes. La Haus Wittgenstein fait partie de celles-là. Le pragmatisme y est fort, la grille de construction y est une méthode d’objectivation formelle et ces deux principes font l’essentiel du bâtiment, jusque dans les poignées de portes aux proportions bien choisies. Celles-ci ont une forme simple, mais qui permet une ouverture (en duo avec la serrure) facile et souple, dans un sens comme dans l’autre. Il faut noter que ces poignées bien que pensées pour ce bâtiment, sont adaptables à d’autres portes. Ainsi, nous pouvons dire que dans la logique d’œuvre totale, l’architecture est dépendante des objets qui l’habitent, mais les objets eux restent indépendants et libres d’être exploités ailleurs. On pourrait alors s’interroger plus longuement sur le sens que prennent les objets issus de ces architectures une fois extraites de celle-ci. L’exemple des chaises de la Hill House de Mackintosh, encore édité par Cassina aujourd’hui, révèle une déviation certaine de ces objets. Ils s’exportent dans des intérieurs où l’architecte n’aurait pas pu les y placer lui-même. Ils deviennent indépendants de la volonté totalitaire de conservation des intentions architecturales en un seul lieu ; ce que ne peut pas se permettre le bâtiment qui conservait originellement ces objets.  
La volonté de maîtrise totale est selon moi un aveu de faiblesse face au temps.
En effet, bien que les motivations des architectes soient autres que celles de perdurer dans l’Histoire, comme ont voulu le faire certains pharaons en faisant construire leurs tombeaux, on ne peut manquer d’interpréter leurs bâtiments comme des manifestes de l’habitat ultime ; de l’architecture qui, à l’instant où elle est construite, devient témoin des problématiques et critiques d’une époque. À peine sont-elles terminées et meublées qu’elles appartiennent déjà au passé : puisqu’en figeant la décoration, l’ameublement, la vaisselle, l’architecte fait de son œuvre un décor presque théâtral, qui devient seulement quelques dizaines d’années plus tard un musée dont on ne se sert que comme modèle pour nos intérieurs contemporains, en y extrayant ses objets. En voulant créer un habitat complet, celui-ci devient une forme d’espace utopique, représentant d’une pensée, qui, mise à l’épreuve, finit avec le temps par ne plus être d’actualité. Je pense notamment ici aux cités de Le Corbusier, qui en voulant créer un habitat ouvrier, social, juste, égalitaire et pratique, créent un vase clos, où peu de gens peuvent se sentir bien.

Car finalement, un habitat appartient non pas à son architecte, mais à ses usagers, tout comme un objet est dépossédé de son créateur à l’instant où il est acheté. Vouloir maîtriser l’avenir de son projet, lorsqu’on le laisse à autrui, est selon moi une utopie de créateur insensé.


 

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3. Vue d’extérieur de la Haus Wittgenstein, Vienne. (Crédit http://dreizehn-magazin.de/tractatus-architectonicus)

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2. Vue d’intérieur de la Haus Wittgenstein, Vienne. (Crédit http://socks-studio.com)

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