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Mighty Mug

« L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture..., qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire..., pour parcourir dix mille kilomètres [par an] ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. »

Ivan Illich, Énergie et équité, 1973. Arthaud poche. Paris, édition 2018, traduiction Luce Giard.

Bien qu’aujourd’hui, la pensée d’Ivan Illich sur l’automobile puisse être contestée sur le plan statistique, notamment sur la vitesse à laquelle cette industrie créer des dérivés de production, son texte «Énergie et équité», reste aujourd’hui une pièce motrice de la contestation écologique face aux dérivés des transports et de la vitesse. La voiture, selon ses propos, n’est pas un objet juste. Par juste, il faut entendre équitable dans ses rapports entre son temps et ses bienfaits. Quel éclairage l’équité selon Ivan Illich peut apporter à la vision de nos biens ? J’apporterais des éléments de réponse au travers de l’étude d’un objet, le Mighty Mug.

Un objet juste serait le fruit d’un équilibre approximatif entre les moyens nécessaires à son existence et les effets subjectivement positifs qu’il produit. D’après Illich, les moyens nécessaires à l’existence de tous les besoins qu’implique la circulation automobile (routes, péages, gendarmerie, usines, parkings, signalisations, écoles, etc.) ne sont absolument pas équitables par rapport au temps supposément gagné par l’usage d’une voiture. Le temps nécessaire à l’existence de celle-ci est supérieur au temps qu’elle fait gagner. En suivant cette démarche, il est possible d’affirmer que la voiture n’est pas une solution viable au transport. L’usage de la voiture dans les années 1970 était donc déjà d’après lui une mauvaise solution aux problèmes de transport. Il prétend que le vélo serait le seul moyen connu de circuler justement. L’équilibre entre le temps nécessaire à son existence et le temps dégagé par lui, est, d’après Illich, équitable et ne génère pas autour de lui de multiples dérivés de production injustes, qui nuisent à l’intention initiale de déplacement plus rapide.
Ce qui est important dans ces idées, est la notion d’équilibre entre les moyens nécessaires à l’objet et ses effets. Il y a indéniablement une échelle d’efficacité dans l’effet qui peut être défini selon une éthique préalablement choisie, voir comme le fait Illich avec des échelles de temps de façon à écarter toutes notions subjectives. De plus, il faut noter que par moyens, j’entends la notion qui regroupe matière, procédés, temps et ressources humaines. Pour développer cette idée, je vais prendre pour exemple un objet en apparence ingénieux et nécessaire à tout travailleur en open space, mais qui se révèle être un objet absolument déséquilibré.  

Le thermos «impossible à renverser» Mighty Mug, livré en 24 h avec un compte Prime, est vendu sur Amazon à 24,90 € depuis 2012, à plus de trois millions  d’exemplaires d’après le site de marque.
Cet objet oblong répond à une problématique pratique ; la tasse qui se renverse sur le bureau. Il est raisonnablement compétent par rapport au problème auquel il répond, puisqu’il est effectivement très difficile de le renverser, même en y mettant de la force et de la volonté ; par un système assez simple, mais ingénieux de ventouse et de vide d’air, qui l’empêche de basculer. Pourtant, il est simple de voir dans ce produit une dérive considérable du design industriel sur le plan intentionnel. Les moyens humains et matériels mis en jeu pour la fabrication du Mighty Mug ne sont en rien justifiés par le peu de bienfaits qu’il apporte à son possesseur. En effet, une analyse rapide et technique de l’objet permet d’isoler les principaux procédés et matériaux nécessaires à la fabrication. L’objet est en deux parties. Le haut est un thermos classique muni d’un système de bouchon pour y boire directement. Le bas lui est fait d’un espace relier à une ventouse qui, avec la masse du dessus de l’objet, crée une dépression d’air qui le fixe sur la surface sur laquelle il est posé. Le volume du haut est relié au bas par un mécanisme qui, lorsque l’on soulève l’objet par ce haut, laisse passer l’air jusqu’à la ventouse, ce qui libère le mug du support. Le tout est fait d’acier inoxydable, de plastiques thermodur et de caoutchouc et ne peut donc pas être fabriqué dans une seule usine, ajoutant des questions de transport et de sous-traitance à la complexité déjà élevée des procédés de fabrication. Ainsi, la démesure suspectée des moyens mis en œuvre pour sa fabrication, en fait selon moi un mauvais objet. Le problème de renversement de tasse ne mérite pas une aussi grande démonstration d’ingénierie et de production industrielle. La matérialisation est trop vorace par rapport aux maigres effets dispensés.

L’injustice de l’objet n’est pas sans source. C’est le problème qui est mal choisi. En effet, les créateurs ont adopté une posture industrielle et productiviste, sûrement dans l’optique de répondre à une demande qui n’est pas légitime. Cette posture a induit une intention-gadget dont l’objectif fut de faire un objet non-renversable, spectaculaire dans l’effet physique (les vidéos de démonstration sont assez mystiques si l’on ne sait pas comment l’objet fonctionne.) alors que le problème ne vient pas à la base de la tasse qui se renverse toute seule, mais d’un manque d’attention de l’usager. Nous sommes ici selon moi dans le pur gadget au sens le plus péjoratif ; objets démesurément réfléchis qui ne répondent à aucune nécessité pratique. La demande (s’il y en avait vraiment une) est illégitime, le problème l’est tout autant. Pourtant, le produit s’est plutôt bien vendu, simplement parce qu’il fait croire que le problème qu’il résout est réel par sa démesure technique : «ils (les concepteurs) n’auraient pas usé d’autant de moyens si le problème n’en était pas un qui soit important», c’est sûrement l’effet mental que produit cet objet sur les acheteurs.

Il y a dans cette démesure d’intention plus ou moins honnête, plus qu’un questionnement sur les besoins actuels. Ce genre de projet, même s’ils deviennent admis et courants, comme l’automobile démesurément technologique aujourd’hui (je pense aux SUV citadins par exemple.), participe au problème d’encombrement matériel, d’amoncellement, de la surconsommation contemporaine. Un faux problème, traité sérieusement, crée l’illusion d’une réponse nécessaire et juste, alors que celle-ci ne fait qu’ajouter une pierre au sommet d’une tour aux fondations chaotiques.
La voiture contemporaine n’existe aujourd’hui que parce que nous avons perfectionné les routes, les carburants, l’acier et les polymères. En roulant, une voiture progresse longuement sur plus de cent ans d’amoncellement de technologies et de matières à une vitesse supérieure à celle de l’animal terrestre le plus rapide.
Je pourrais extrapoler cette idée à nos sociétés entières. Nous vivons sur les décombres de plus de 300 000 ans d’activité d’homo sapiens et nous fabriquons des mugs en acier inoxydable vendu par l’une des plus grandes compagnies mercantiles qui aient existé jusqu’à maintenant.

À l’équilibre que je crois nécessaire entre moyens de production et effet, il faut ajouter un autre point. Chaque objet que nous possédons est le fruit d’une très longue évolution technologique, semblable en de nombreux points à l’évolution darwinienne du monde vivant. Aucun objet, aucun système n’apparaît spontanément au milieu d’un chaos créatif imperceptible. Le monde des idées, source de celui des formes tel que théorisé par Platon, n’a aucune véracité dans le cadre des technologies. Tout concept a de très multiples origines passées. Les objets contemporains sont des manifestations présentes de tous ceux qui ont déjà été. L’Histoire est parcourue, comme l’arbre du vivant, de branches technologiques terminées prématurément, sans descendances, comme évincées de l’évolution par un mécanisme semblable à la sélection naturelle. J’ajoute finalement, car c’est le point que je voulais originellement soulever, que la production de la moindre petite chose, services, comme objets, comme aliments, comme matière première, ne met pas en jeu seulement l’amoncellement technologique passé, mais aussi tous les êtres vivants contemporains. Cette idée a été avancée par Adam Smith, économiste et philosophe (que l’on dit père du capitalisme moderne) en 1776.
D’après ce bref extrait, tout ce qui est produit n’existe que par le concours plus ou moins organisé de tous les actifs de la société. Je pourrais extrapoler cette pensée, non pas à une seule société, mais au monde entier, comme je l’ai supposé plus tôt ; voire même à l’univers lui-même. Cependant, une telle extrapolation ne permettrait pas d’avancements supérieurs dans mes recherches. C’est l’idée de l’implication générale de la société dans la production qui est importante. En la suivant jusqu’au bout, il est possible de justifier le fait que, par un concours totalement indirect, mais bien réel, j’ai moi-mêmes participé à la fabrication de l’ordinateur sur lequel j’écris, pour peu qu’il ait été conçu et construit après notre naissance. Voir les objets, comme des fruits de l’association d’une société entière, les rendent à mes yeux un peu plus précieux, bien que l’idée qui procure ce sentiment soit assez contre-intuitive et matériellement difficile à prouver.
Et c’est aussi selon moi un principe fondamental pour les designs, puisqu’il met l’accent sur l’importance qu’ils ont sur le présent, ainsi que sur l’avenir. Comme je l’ai dit, l’amoncellement matériel qui occupe une très grande partie des préoccupations éco-politiques contemporaines, n’est que la conséquence de postures de production et de conception incapables de prendre en compte dans leurs intentions, la durabilité et les origines de leurs questionnements. Ne traiter un besoin qu’en surface, sans remettre en question ses origines, c’est simplement créer, comme le soutient Illich, une quantité infinie de dérivés de production, là où pour ne pas renverser sa tasse, il suffirait d’y faire un peu plus attention.


 

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Mighty Mug, image de vente, 2012, (crédit themightymug.com)

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Concepteur :

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Fabricant/éditeur :
Exemplaires vendus :
Lieu d’exposition :

Prix :

Thermos «non renversable»
2012
Acier inoxydable, caoutchouc, plastique
80mm diamètre, 220mm hauteur, 226g, contenance 350ml
Mighty mug
États-Unis
Mighty mug
3 000 000 en 2019
-
24,90€


 

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«Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu’est le mobilier d’un simple journalier ou du dernier des manoeuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l’industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu’elle paraît, est le produit du travail réunit d’une innombrable multitude d’ouvriers. [...] ; l’art et les connaissances qu’exige la préparation de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables ; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités ; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d’elles, nous sentirions que, sans l’aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune.»

Adam Smith. La richesse des nations volume 1, 1776. GF Flammarion. Paris, réédition 1991.

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33. Mighty Mug, image de vente, 2012, (crédit themightymug.com)

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