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Autoprogettazione

«In 1974, I thought that if people were encouraged to build a table, for example, with their own hands, they would be able to better understand the underlying thinking that had gone into it. This is why I published “Proposta per una autoprogettazione.”»

Enzo Mari, Autoprogettazione ? 2002. Edizioni Carraini. Milan, édition 2002.

Faire de la fabrication autonome un moyen de remise en cause des rapports qu’entretiennent les consommateurs à la production, était l’une des premières préoccupations d’Enzo Mari au milieu des années soixante-dix. Son Autoprogettazione, traduisible de l’italien au français par «auto-conception» et surtout par «auto-design», est un projet originellement exposé en 1974 à la Galleria de Milano et distribué gratuitement sous forme de brochure. Il a été réédité par Edizioni Corraini sous forme de livre en 2002. Ce projet que l’on pourrait qualifier d’ouvert, constitué de dizaines de plans et de dessins de mobilier, avait pour objectif la libre exploitation de ceux-ci par quiconque désirait fabriquer, questionner et retravailler les objets décrits dans ces plans. La lecture des propos a posteriori d’Enzo Mari sur son travail, permet de comprendre que le projet n’a pas eu l’effet escompté sur le public.
Dans la suite de cette analyse, après avoir restitué les intentions initiales du projet d’Enzo Mari, ainsi que les moyens qui ont été mis en œuvre, j’étudierais les différentes réponses qu’a adressées le public en 1974 au projet (d’après l’édition «Autoprogettazione ?» de 2002), ainsi que les résonances actuelles de celui-ci sur le paysage des designs contemporains.

Bien que ce projet comporte une réflexion intellectuelle profonde sur le design et la conception, c’est avant tout par sa matérialité qu’il s’exprime, qu’il est perçu et qu’il est interprété. C’est par l’esthétique et le volume que l’effet du projet pourra naître et que l’intention sera appréciée, acceptée, comprise ou rejetée. Ainsi, le projet prend la forme d’un ensemble de plans, de vues et de photographies de mobiliers charpentés en planche  de bois cloutées. Ces iconographies, qui forment finalement une typologie du mobilier nécessaire à l’habitat, composent l’essentiel plastique du projet initial de l’Autoprogettazione. Cependant, au-delà de l’aspect simpliste et rustre du projet, une intention forte se dessine.

D’abord, il est nécessaire de bien comprendre tout ce qu’implique le nom du projet. «Autoprogettazione» ou «auto-design», induit une forme de réappropriation de la pensée conceptrice par ceux qui n’y ont habituellement pas accès. La conception est l’acte de penser un usage, de penser un objet nécessaire à une action. Depuis la révolution industrielle et même depuis les prémices de l’industrie au XVIIe siècle en Occident, la production a été sectorisée, enfermée dans des lieux dédiés et par la même occasion la conception aussi.
Ceci n’a pas été en soi un mal pour les populations (amélioration du confort de vie, réduction drastique de la mortalité, etc.), bien que nous connaissions aujourd’hui les affres des dérives de l’industrialisation. Seulement, l’enfermement des concepts productifs, des outils et des méthodes de conceptions a provoqué une amnésie chez les non-savants. L’auto-conception est donc un principe permettant la réintroduction des méthodes de réflexion et de pensée design dans les mains de personnes intéressées. Rien qu’avec son nom, l’Autoprogettazione a pour but la diffusion des principes conceptuels qui permettent une pensée curieuse, réfléchie et seine pour qu’ils redeviennent une possession commune.
C’est avant tout un modèle d’autonomie de pensée permettant utopiquement une amélioration sociale durable.
De plus, avant d’étudier la forme qu’a prise l’intention de Mari, il faut ajouter que le mode de distribution à une importance capitale dans le projet. Originellement, en 1974, le projet était accessible, en dehors de l’exposition, sur demande gratuitement. Le studio d’Enzo Mari envoyait ainsi le catalogue à ceux qui désiraient l’obtenir, sans distinction, égalitairement (industriels non-compris). La distribution d’un savoir est tout aussi importante que le savoir lui-même. Autrement dit, une information qui reste enfermée dans des archives n’est utile qu’à son découvreur, là où elle pourrait l’être à tous (c’est assez cocasse lorsque l’on sait ce qu’Enzo Mari avait prévu de faire à ses propres archives ; à savoir les enfermer durant 40 ans après sa mort. Si cette volonté est respectée, nous allons devoir attendre jusqu’en 2060 pour y accéder.). Vouloir offrir le projet à quiconque souhaite le posséder, témoigne d’une volonté désintéressée et profondément engagée pour le partage du savoir et pour l’évolution des individualités en faveur de la collectivité.
La gratuité est ici encore un élément central du projet puisqu’elle fait table rase de toute dénomination sociale et culturelle, qui peut très souvent mettre en évidence des problèmes éthiques complexes, même dans les designs contemporains.


 

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14. Premier bulletin d’information du groupe Global Tools, 1974, (Crédit ugolapietra.com.)

Objet :
Date :
Matériaux :
Dimensions :
Concepteur :

Pays :
Fabricant/éditeur :
Exemplaires vendus :
Lieu d’exposition :

Prix :

Catalogue de plan de mobilier
1974-2002
Bois et clou
Divers
Enzo Mari
Italie
Aucun
-
Galleria de Milano, en 1974
0€




 

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13. MARI.E. Table issue de l’Autoprogettazione (1974), (Crédit G. Gramigna Repertorio 1950 - 1980, p. 240)

«En fait, nous employons une stratégie diamétralement opposée : souvent, mes étudiants et moi-même établissons des croquis chiffrés d’une aire de jeux pour les enfants aveugles par exemple ; nous expliquons par écrit la manière la plus simple de la réaliser, puis nous polycopions le tout.»

 Victor Papanek, dans la préface de Design for the real world en1971. (Mercure de France. Paris, édition française, Design pour un monde réel,1974, traduction R.Louit et N.Josset.)

V.Papanek, avant E.Mari, diffusait déjà les concepts qu’il travaillait avec ses étudiants sous forme de notices, distribuées à qui les voulait. Cette démarche de partage est actuellement largement plébiscitée par les principes d’open-source et par Internet. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui la plupart des plans de l’Autoprogettazione ne sont plus disponibles gratuitement, si ce n’est sur Internet par l’usage de scans et de photocopies du catalogue original ou du livre de 2002. (J’admets que la version que je possède est une photocopie). Je m’intéresserais aux questionnements sous-jacents à ces principes dans l’add-on qui suit cette analyse.

Enfin, l’esthétique même du projet est le fruit des intentions précédemment décrites. Si Enzo Mari utilise du bois et des clous, ce n’est pas par volonté de contester la surabondance de matériaux industriels et artificiels, mais simplement parce que les planches de bois normées des scieries offrent pour un faible coût une quantité suffisante de matériaux simples à travailler et facile à transporter. S’il reprend le registre des bancs de charpentier, les assemblages triangulaires, ce n’est pas pour donner un caractère rustique et faussement authentique à sa production, mais pour en simplifier au maximum la fabrication, en limitant les coupes, les angles et les assemblages complexes, toujours dans sa logique d’accessibilité. Enfin, s’il utilise des simples clous, ce n’est pas par paresse esthétique, mais parce que le marteau est un outil simple et universel, possédé par une grande partie de la population et qui fait aussi appel à quelques revendications politiques en tant que symbole. J’ajouterais que cet outils fut à de nombreuses reprises utilisé dans des projets designs aux portées idéologiques, notamment comme iconographie chez Global Tools en 1973 (img14), ou dans la Maison de P.Stark de 1994 pour les 3 Suisses, où le marteau est placé comme symbole de l’incapacité individuel des consommateurs.
Toute la réalisation est pensée par la fabrication. Il n’y a pas eu de préconception à ces objets. Ils sont le fruit de recherches pratiques, d’assemblages ratés, de maquettes et de coupes de planches droites clouées sur le tas. De ces objets solides triangulaires et charpentés, s’échappe donc une esthétique fonctionnaliste par rapport aux outils choisis.

Grâce aux trois points que sont le nom, le mode de distribution et la forme, il est censé ressortir du projet une intention particulièrement marquée : celle de la démystification de la conception, et non de sa simple démocratisation ou de la promotion du do it yourself américain. La publication de plans ouverts n’est qu’un moyen de diffuser un support de convictions sociales, une base de réflexion pour qu’ensuite le public pense et agisse par et pour lui-même.

Contrairement à certains reproches, l’Autoprogettazione n’est pas une critique acerbe de l’industrie ou une ode au retour des valeurs passéistes.
Dans une interview menée par E.Facchinelli pour le n°16 de la revue «L’erba voglio», Enzo Mari répond à une liste de critiques qui ont été faites sur son projet lors de sa première exposition. E.Mari le reconnaît, la plupart du public n’a pas saisi la portée intellectuelle de son projet et ont interprété les intentions par le seul prisme de la mise en forme plastique au travers de leur propre vision de ce que doit être un meuble d’intérieur. Ainsi, la compréhension du projet s’en trouve bouleversée et d’après le designer 99 % des personnes l’ont mal compris. Dans quelques extraits de lettres de particuliers et d’entreprises, l’étendue de la mésentente entre le designer et son public est assez facilement perceptible. Un homme, par exemple, demande à Enzo Mari de produire des plans pour un berceau, afin qu’il puisse en fabriquer un pour son enfant à naître. Un autre, représentant d’une entreprise de métallerie, demande si Enzo Mari souhaiterait travailler avec lui sur le principe de recyclage des chutes métalliques pour produire du mobilier sur les mêmes modèles que ceux de l’Autoprogettazione. L’une des raisons principales pour lesquelles le projet a été mal interprété est son aspect Do it yourself qui rappelle à tous, le «hobby time» du modèle américain ; temps de bricolage de divertissement qui n’a pour seul objectif la satisfaction du bricoleur.
Après cette longue exposition, je vais essayer de répondre à la question suivante : pourquoi ce projet a été mal compris et plus généralement où se situe l’erreur du designer lorsqu’un projet est mésinterprété malgré ses efforts ?
Au-delà du rappel au DIY américain, toute l’esthétique des objets présentés dans le catalogue fait appel à un imaginaire particulier qui est celui de la pauvreté et de la survie. Les planches simplement cloutées rappellent inévitablement les mobiliers anciens rustiques et campagnards d’une Italie pauvre et alors encore politiquement instable. La technique de fabrication provoque l’apparition de masses de bois triangulaires qui créent des objets largement massifs et lourds visuellement. Tous ces points, bien que le designer en ait conscience et les revendique comme résultats inévitables de son intention et des méthodes choisies pour la diffuser, ont contribué à l’incompréhension du projet et surtout à sa mauvaise interprétation.
L’interprétation opère dès lors qu’une idée est diffusée. Soumises au regard du public, ces idées sont manipulées, analysées, déformées, puis en résulte des milliers de clones issus de chacune des personnes qui ont regardé le projet. Ces clones sont les interprétations, mais ne peuvent pas être l’intention primaire en elle-même. Plus précisément, elles en sont le résultat, l’effet. Ainsi, dans ce type de projet presque manifeste qui défend une vision, un principe idéologique et non une fonction ou une forme, l’effet n’est que le fruit de l’interprétation de l’intention par rapport à la vision du rendu plastique.
Personnellement, je pense qu’Enzo Mari a surestimé les possibilités que son projet soit correctement compris. C’est avant tout la matérialité de l’objet qui frappe le public, puis ensuite, s’il a la patience et la volonté, il ira chercher les raisons de cet objet, les intentions qui lui ont été insufflées. Mais s’il ne le fait pas, alors il laisse libre cours à son interprétation personnelle, qui, très majoritairement, ne correspondra pas du tout à l’intention première, car elle sera le reflet de ses propres idées et attentes.
Les usagers et le public s’approprient l’objet, le manipulent, le touchent, le construisent, l’utilisent tel qu’il est, mais ne saisissent pas le fond idéologique. Ils ont pris les plans pour ce qu’ils étaient physiquement et les ont utilisés comme tels. Il faut ajouter que ce projet n’est pas non plus en rupture totale avec l’industrie et c’est aussi peut-être l’un des éléments qui fait en sorte que le propos sociopolitique s’estompe. Les planches normées sont issues d’exploitations forestières souvent très lourdement industrialisées, ce qui ne tranche pas vraiment avec les attachements économiques du vingtième siècle. De plus, l’évolution dans le temps du projet a fait en sorte de mettre sur le marché du design de nombreuses pièces fabriquées à partir des plans (par Enzo Mari lui-même, ou non), qui se vendent à des prix élevés aux enchères. Il faut noter aussi qu’Enzo Mari donna son accord à la maison d’édition Artek en 2010 pour une collaboration, permettant à l’éditeur de vendre des chaises Seida 1, issues de l’Autoprogettazione, sous forme de kit, transformant le discours originel en une sorte de publicité où la gratuité s’achète. L’intention originelle de ce projet pourrait même ne plus exister, qu’il en garderait tout de même une au yeux public : mais métamorphosée par les années de mécompréhension, d’interprétation, de détournement et de référencement.  

Pour finir, malgré ses nombreuses déformations, l’intention de l’Autoprogettazione reste un témoin de la posture qu’Enzo Mari a longtemps cherché à maintenir : une posture qui veut convaincre, qui propose des objets sensés au risque de ne pas être compris, mais qui diffuse au mieux possible les convictions du designer sur la sociétés dans laquelle il vit.  
Adopter une posture engagée en design et développer des intentions politisées, c’est prendre le risque d’être mal compris, voire d’avoir un effet opposé à celui prévu. Ainsi nombre de projets aux desseins utopiques et aux champs interrogatifs ont été, sinon mal perçus, au moins en partie incompris. «Proposta per una autoprogettazione» est un de ces projets qui auront eu du mal à diffuser leurs propos sans déformations. Seul le temps peut dire si l’intention d’un projet réussit à obtenir les effets désirés. Je crois qu’aujourd’hui l’Autoprogettazione est enfin compris et trouve sa suite dans des projets contemporains. Pour justifier ce propos, il est nécessaire de faire un détour technologique développé dans l’add-on suivant.

«The proposal was for people to be stimulated by the examples shown to make what they needed, including other models that were not in the book and to make them freely, taking the proposed example simply as a suggestion, not as a model to copy.»

Enzo Mari, Autoprogettazione ? 2002. Edizioni Carraini. Milan, édition 2002.

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15. Enzo Mari (1932-2020), au travail sur une chaise de l’Autoprogettazione (1974), 2010, (Crédit Jouko Lehtola pour Artek.)

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